7
La Tempête imminente

 

 

Ils partirent au crépuscule, chargeant à travers la toundra comme une tornade déchaînée. Les animaux, tout comme les monstres, les féroces yetis y compris, fuyaient devant eux, terrorisés. Le sol gelé craquait sous le martèlement de leurs lourdes bottes, et le chuchotement du vent omniprésent sur la toundra était couvert par leur chant, le chant au dieu de la bataille.

Ils marchèrent pendant une bonne partie de la nuit et repartirent avant les premiers rayons de l’aube.

Ils étaient plus de deux mille guerriers barbares assoiffés de sang et de victoire.

 

***

 

Drizzt Do’Urden était assis à peu près à mi-chemin du sommet de la face nord du Cairn de Kelvin, pelotonné dans sa cape pour se protéger du vent mordant qui hurlait entre les amas rocheux de la montagne. Le drow avait passé là chacune de ses nuits depuis le conseil qui s’était tenu à Bryn Shander, ses yeux violets balayant la plaine obscure à l’affût des premiers signes de la tempête. À la demande de Drizzt, Bruenor s’était arrangé pour que Régis soit à ses côtés. Avec la morsure du vent pareille à celle d’un animal invisible, le halfelin se serrait entre deux rochers pour mieux se protéger des éléments hostiles.

S’il avait eu le choix, Régis se serait volontiers tapi dans la chaleur de sa demeure à Bois Isolé, au fond de son lit moelleux, écoutant la plainte tranquille du balancement des branches d’arbres au-dehors. Mais il comprenait que, en tant que porte-parole, tout le monde attendait de lui qu’il aide à l’exécution du plan d’action qu’il avait proposé au conseil. Il apparut évident aux porte-parole et à Bruenor, qui les avait rejoints en tant que représentant des nains, que le halfelin ne serait pas d’une grande aide pour organiser le combat ou tracer les plans de bataille. Alors quand Drizzt dit à Bruenor qu’il avait besoin d’un courrier pour participer à sa surveillance, le nain avait promptement proposé la candidature de Régis.

Maintenant le halfelin se sentait vraiment misérable. Ses pieds et ses doigts étaient engourdis par le froid, et son dos lui faisait mal à force d’être adossé à la pierre dure. C’était la troisième nuit que Régis passait dehors, et il ronchonnait et se plaignait sans cesse, ponctuant son inconfort d’éternuements occasionnels. Malgré tout cela, Drizzt restait assis là, immobile et indifférent aux conditions de sa surveillance, son dévouement stoïque envers son devoir l’emportant sur toute considération personnelle.

— Combien de nuits devrons-nous encore attendre ? pleurnicha Régis. Un de ces matins, j’en suis sûr – peut-être même demain, on me retrouvera là-haut, gelé à mort sur cette maudite montagne !

— Ne crains rien, petit ami, répondit Drizzt avec un sourire. Le vent nous annonce l’hiver. Les barbares arriveront bien trop tôt, déterminés à prendre les premières neiges de vitesse.

Tandis qu’il parlait, le drow aperçut du coin de l’œil une petite lueur, ténue au possible. Il se releva subitement, surprenant le halfelin, et se tourna dans la direction de la lueur, ses muscles tendus par une méfiance prudente, plissant les yeux pour distinguer un autre signe confirmant sa vision.

— Que…, commença à dire Régis, mais Drizzt le fit taire d’un signe de la main. Une deuxième lueur fugace apparut au fond de leur champ de vision.

— Ton vœu a été exaucé, dit Drizzt avec assurance.

— Ils sont là-bas ? chuchota Régis. Sa vision nocturne était loin d’être aussi perçante que celle de Drizzt.

Drizzt se tenait debout, silencieux et concentré depuis un petit moment, tentant de déterminer mentalement la distance qui les séparait des feux de camp pour calculer le temps qu’il faudrait aux barbares pour arriver à destination.

— Va voir Bruenor et Cassius, petit ami, dit-il enfin. Dis-leur que la horde atteindra le Plateau de Bremen demain, quand le soleil sera à son zénith.

— Viens avec moi, dit Régis. Ils ne te mettront sûrement pas dehors alors que tu leur apportes de si pressantes nouvelles.

— J’ai une tâche plus importante à accomplir, répondit Drizzt. Maintenant, vas-y ! Dis à Bruenor – et seulement à Bruenor – que je le retrouverai sur le Plateau de Bremen aux premières lueurs de l’aube.

Tout en disant cela, le drow s’évanouit dans la nuit sans un bruit. Une longue route l’attendait.

— Où vas-tu ? lança Régis dans son dos.

— Chercher l’horizon de l’horizon ! lui répondit un cri dans la nuit noire.

Puis il n’y eut plus que le murmure du vent.

 

***

 

Les barbares finirent d’installer leur campement peu de temps avant que Drizzt atteigne leur périmètre. À une telle proximité des Dix-Cités, les envahisseurs étaient sur leurs gardes ; la première chose que remarqua Drizzt était qu’ils avaient placé de nombreuses sentinelles. Mais si alertes qu’elles soient, leurs feux de camp ne brûlaient que d’une faible lueur et c’était la nuit, l’heure du drow. Si efficaces qu’ils soient, les guetteurs n’étaient pas de taille face à un elfe venant d’un monde où la lumière était inconnue, car il pouvait invoquer des ténèbres qui l’enveloppaient telle une véritable cape, des ténèbres si épaisses que même l’œil le plus perçant ne pouvait voir au travers. Aussi invisible qu’une ombre dans la nuit, d’un pas silencieux et feutré comme celui d’un chat en chasse, Drizzt dépassa les gardes et pénétra à l’intérieur du campement.

À peine une heure auparavant, les barbares chantaient et parlaient de la bataille qu’ils livreraient le lendemain. Mais même le flot d’adrénaline et la soif de sang qui coulaient dans leurs veines ne pouvaient dissiper l’épuisement qu’ils devaient à leur marche forcée. La plupart d’entre eux dormaient à poings fermés, leur respiration lourde et cadencée rassurant Drizzt tandis qu’il avançait précautionneusement parmi eux à la recherche de leurs chefs, qui devaient sans doute être en train de régler les derniers détails du plan de bataille.

Il y avait plusieurs rassemblements de tentes dans le campement, mais il n’y en avait qu’une avec des gardes postés à l’entrée. Son volet était fermé, mais Drizzt pouvait voir des chandelles briller à l’intérieur, et il pouvait entendre des voix bourrues, dont le ton s’élevait fréquemment avec colère. Le drow la contourna pour se glisser derrière. Par chance, aucun guerrier n’avait été autorisé à installer son lit si près de la tente, ce qui permit à Drizzt de bénéficier d’un isolement suffisant. Par mesure de précaution, il sortit la figurine représentant une panthère de son sac. Puis il en sortit une mince dague avec laquelle il fit un petit trou dans la tente en peau de cerf pour pouvoir observer discrètement ce qui s’y passait.

Il y avait huit hommes à l’intérieur, les sept chefs barbares et un homme brun plus petit que Drizzt savait ne pas être un natif du Nord. Les chefs étaient assis sur le sol en demi-cercle autour du Méridional debout, lui posant des questions sur le terrain et sur les forces auxquelles ils allaient faire face le lendemain.

— Nous devrions détruire le village dans les bois en premier, insista le plus grand des hommes présents, celui qui arborait le symbole de l’Élan, peut-être le plus grand homme que Drizzt ait jamais vu. Après cela, nous pourrions en revenir à ton plan et marcher sur la ville nommée Bryn Shander.

L’homme plus petit avait l’air tout à fait nerveux et indigné, bien que Drizzt puisse voir que sa peur du gigantesque roi barbare tempérerait sa réponse.

— Grand roi Heafstaag, répondit-il non sans hésitation, si les flottes de pêcheurs voient qu’il y a du grabuge et qu’elles arrivent à Bryn Shander avant nous, nous nous retrouverons face à une armée supérieure en nombre, qui nous attendra derrière les solides murailles de la ville.

— Ce ne sont que de faibles Méridionaux ! gronda Heafstaag, en bombant fièrement son torse puissant.

— Puissant roi, je vous assure que mon plan satisfera votre soif de sang méridional, dit l’homme brun.

— Alors, parle, DeBernezan des Dix-Cités. Prouve ta valeur à mon peuple !

Drizzt pouvait voir que cette dernière déclaration secouait le dénommé DeBernezan, car le ton de l’ordre du roi barbare montrait son mépris manifeste pour le Méridional.

Sachant ce que pensaient en général les barbares des étrangers, le drow comprit que la plus petite erreur à n’importe quel moment de la campagne coûterait probablement sa vie au petit homme.

DeBernezan se pencha pour fouiller l’intérieur de sa botte et en ressortit un parchemin. Il le déroula et le tint de façon que les rois barbares puissent le voir. C’était une carte médiocre, grossièrement tracée et rendue encore plus floue par les légers tremblements de la main du Méridional, mais Drizzt pouvait clairement y discerner plusieurs traits distinctifs des Dix-Cités, qui se détachaient sur la plaine désertique.

— À l’ouest du Cairn de Kelvin, expliqua DeBernezan (faisant courir son doigt le long de la rive occidentale du plus grand lac de la carte), entre la montagne et Maer Dualdon, se trouve un haut plateau complètement dégagé que l’on appelle le Plateau de Bremen, qui mène vers le sud. De là où nous nous trouvons, c’est le chemin le plus direct vers Bryn Shander, et je pense que c’est la route que nous devrions prendre.

— La ville sur les rives de ce lac, raisonna Heafstaag, devrait alors être la première broyée !

— C’est Termalaine, répondit DeBernezan. Tous ses habitants sont des pêcheurs et seront sortis sur le lac quand nous y passerons. Vous ne trouveriez pas l’exercice à votre goût !

— Nous ne laisserons aucun ennemi vivant derrière nous ! hurla Heafstaag, et plusieurs autres rois signifièrent leur accord à grands cris.

— Non, bien sûr que non, dit DeBernezan, mais il ne faudra pas beaucoup d’hommes pour vaincre Termalaine une fois ses bateaux de sortie. Laissez le roi Haalfdane et la tribu de l’Ours mettre la ville à sac pendant que le gros de la force, mené par le roi Beorg et vous-même, continuera sur Bryn Shander. Les brasiers de Termalaine en flammes devraient attirer l’intégralité de la flotte, même les navires des autres villages de Maer Dualdon, jusqu’à Termalaine où le roi Haalfdane pourra les exterminer sur les quais. Il est important de les garder à distance de la forteresse de Targos. La population de Bryn Shander ne recevra aucune assistance à temps pour la soutenir, et devra seule faire face à votre charge. La tribu de l’Élan encerclera la base de la colline sur laquelle se trouve la cité, pour la priver de toute issue et l’isoler de tout renfort de dernière minute.

Drizzt observa attentivement tandis que DeBernezan décrivait cette seconde division des forces barbares sur le plan. Déjà, l’esprit calculateur du drow élaborait les premières stratégies de défense. La colline au sommet de laquelle se trouvait Bryn Shander n’était pas très haute, mais sa base était large, et les barbares qui devaient la contourner pour surveiller ses arrières seraient à bonne distance du gros de la troupe. À bonne distance des renforts.

— La cité tombera avant le lever du soleil ! déclara triomphalement DeBernezan. Et vos hommes festoieront avec le plus beau butin de toutes les Dix-Cités !

Une acclamation soudaine s’éleva juste à cet instant du côté des rois assis comme pour saluer la déclaration de victoire du Méridional.

Drizzt tourna le dos à la tente pour réfléchir à ce qu’il venait d’entendre. Cet homme brun nommé DeBernezan connaissait bien les cités et il voyait bien leurs forces et leurs faiblesses. Si Bryn Shander tombait, aucune résistance organisée ne pourrait prendre forme pour chasser les envahisseurs. En effet, une fois la cité fortifiée entre leurs mains, les barbares pourraient frapper à leur guise n’importe quelle autre ville.

— De nouveau, tu m’as prouvé ta valeur, dit Heafstaag au Méridional, et les conversations qui s’ensuivirent confirmèrent au drow que ce plan avait finalement été accepté.

Drizzt concentra alors ses sens affûtés sur le campement qui l’entourait, à la recherche du meilleur itinéraire possible pour s’en aller. Il remarqua tout à coup deux gardes qui venaient de son côté en discutant. Bien qu’ils soient trop éloignés pour que leurs yeux humains distinguent quoi que ce soit à part une ombre à côté de la tente, il savait que le moindre mouvement de sa part attirerait sûrement leur attention.

Agissant dans l’instant, Drizzt laissa tomber la figurine noire sur le sol.

— Guenhwyvar, appela-t-il doucement. Viens à moi, mon ombre.

 

***

 

Quelque part dans un coin de l’immense plan astral, l’entité de la panthère avançait à pas rapides et délicats dans sa traque de l’entité du cerf. Les animaux de ce monde naturel avaient rejoué cette scène un nombre incalculable de fois, suivant l’ordre harmonieux qui guidait la vie de leurs homologues du plan Matériel. La panthère s’accroupit pour le bond final, sentant la suavité de la mise à mort imminente. Cette attaque était dans l’ordre naturel des choses : elle était la finalité de la vie de la panthère, et la viande qui en résultait était sa récompense.

Elle s’arrêta d’un coup, pourtant, quand elle entendit l’appel de son véritable nom, car répondre à la voix de son maître prenait le pas sur toute autre directive.

L’esprit du grand félin se rua dans le long et noir couloir qui caractérisait le vide entre les plans, cherchant le point lumineux unique qu’était sa vie dans le plan Matériel. Puis elle fut aux côtés de l’elfe noir, son âme sœur et maître, accroupie dans l’ombre près des peaux tendues d’un campement humain.

Elle comprit l’urgence de l’appel de son maître et ouvrit promptement son esprit aux instructions du drow.

Les deux gardes barbares approchaient avec précaution, tentant de discerner les formes sombres qui se tenaient derrière la tente de leurs rois. Tout à coup, Guenhwyvar bondit vers eux d’un saut puissant, passant sans effort au-dessus de leurs épées dégainées. Les gardes agitèrent inutilement leurs armes et se ruèrent à la poursuite du fauve, criant pour alerter le reste du camp.

Dans l’agitation qui suivit cette diversion, Drizzt partit tranquillement à pas de loup dans une autre direction. Il entendait les cris d’alarme alors que Guenhwyvar filait comme une flèche au milieu des installations des guerriers endormis et ne put s’empêcher de sourire quand le fauve traversa un groupe en particulier. Quand ils virent la panthère, qui se déplaçait avec la grâce et la rapidité d’un esprit, les membres de la tribu du Tigre tombèrent à genoux au lieu de la prendre en chasse, levant les mains et entonnant un chant en remerciement à Tempus. Drizzt n’eut pas grand mal à fuir le périmètre du campement, car toutes les sentinelles se ruaient dans la direction du brouhaha. Quand le drow regagna l’obscurité de la toundra, il vira vers le sud en direction du Cairn de Kelvin et prit de la vitesse, volant au-dessus de la plaine désolée, concentré d’un bout à l’autre sur les derniers détails de l’élaboration d’un plan de riposte fatal. Les étoiles l’informaient qu’il restait moins de trois heures avant l’aube, et il savait qu’il ne devait pas être en retard pour sa rencontre avec Bruenor afin que l’embuscade soit correctement organisée.

Les bruits des barbares surpris s’évanouirent vite, les prières de la tribu du Tigre exceptées : celles-ci dureraient jusqu’à l’aube. Quelques minutes plus tard, Guenhwyvar trottait tranquillement aux côtés de Drizzt.

— Tu m’as sauvé la vie une bonne centaine de fois, mon amie fidèle, dit Drizzt tout en caressant le cou musclé du grand fauve. Cent fois et même plus !

 

***

 

— Ça fait deux jours qu’ils s’disputent et qu’ils s’bagarrent maintenant, observa Bruenor avec dégoût. C’est une bénédiction qu’un ennemi plus sérieux pointe enfin l’bout d’son nez !

— Mieux vaut faire référence à la venue des barbares dans d’autres termes, répondit Drizzt, bien qu’un sourire soit apparu sur ses traits sévères. (Il savait que son plan était solide et que le peuple des Dix-Cités aurait l’avantage dans la bataille qui devait avoir lieu aujourd’hui.) Va maintenant, et prépare le piège – tu n’as pas beaucoup de temps.

— Nous avons commencé à faire monter les femmes et les enfants dans les navires dès que Ventre-à-Pattes nous a transmis la nouvelle, expliqua Bruenor. Nous aurons chassé cette vermine de notre territoire avant la fin du jour ! (Le nain écarta largement les jambes dans la position de combat qu’il avait coutume d’adopter, frappant son bouclier de sa hache pour appuyer ses dires.) T’es d’bon conseil pour la bataille, l’elfe. Ton plan prendra les barbares par surprise, et encore, y répartira équitablement les mérites entre tous ceux qu’ont soif de gloire.

— Cela devrait même plaire à Kemp de Targos, approuva Drizzt.

Bruenor donna une tape à Drizzt sur le bras et se détourna pour s’en aller.

— Tu t’battras à mes côtés, alors ? demanda-t-il par-dessus son épaule, bien qu’il connaisse déjà la réponse.

— Comme de juste, lui assura Drizzt.

— Et l’gros chat ?

— Guenhwyvar a déjà joué le rôle qu’elle avait à jouer dans cette bataille, répondit le drow. Je renverrai bientôt mon amie chez elle.

Bruenor était ravi de sa réponse ; il ne faisait aucune confiance à l’étrange bête du drow.

— Elle est pas naturelle, c’te bête, se dit-il tandis qu’il entreprenait le pénible trajet qui descendait du Plateau de Bremen vers les armées réunies des Dix-Cités.

Bruenor était trop loin de Drizzt pour que celui-ci discerne ses dernières paroles, mais le drow le connaissait suffisamment bien pour saisir l’idée générale de ses bougonnements. Il comprenait que Bruenor, comme beaucoup d’autres, se sente mal à l’aise à proximité du fauve occulte. La magie tenait une grande part dans le monde souterrain de son peuple, une réalité indispensable de leur vie de tous les jours, mais elle était beaucoup plus rare et moins bien comprise par la population de la surface. Les nains en particulier étaient généralement mal à l’aise avec la magie, celle qu’ils utilisaient pour ensorceler leurs armes et armures magiques mise à part.

Le drow, au contraire, n’avait jamais ressenti la moindre inquiétude aux côtés de Guenhwyvar depuis le tout premier jour où il avait rencontré le fauve. La figurine avait appartenu à Masoj Hun’ett, un drow de haut rang, appartenant à une éminente famille de la grande ville de Menzoberranzan. C’était un cadeau qu’un seigneur démon lui avait fait, en échange de son assistance dans une affaire de gnomes fauteurs de troubles. Les chemins de Drizzt et de la panthère s’étaient croisés plusieurs fois durant les années passées dans la cité obscure, souvent dans des rencontres calculées. Ils partageaient une empathie qui transcendait les relations que le fauve avait avec son maître de l’époque. Guenhwyvar avait même sauvé Drizzt d’une mort certaine, sans avoir été appelée, comme si elle avait déjà été en train de veiller sur le drow quand celui-ci n’était pas encore son maître.

Drizzt était parti seul dans une expédition qui devait le mener de Menzoberranzan à une cité voisine, quand il fut capturé par un pêcheur d’Outreterre. C’était un habitant des cavernes obscures semblable à un crabe, qui se dissimulait habituellement dans les tunnels où il se trouvait une haute niche et y suspendait une toile d’araignée invisible et gluante. Comme un pêcheur, la créature avait attendu, et comme un poisson, Drizzt était tombé dans son piège. Il se retrouva complètement entortillé dans les fils gluants, qui le réduisirent à l’impuissance, tandis qu’il était soulevé le long de la paroi de la grotte.

Il pensait n’avoir aucune chance de survivre à cet affrontement et comprenait fort bien qu’une mort certaine et épouvantable l’attendait.

Mais ensuite Guenhwyvar était arrivée, bondissant le long de la paroi parmi les fissures et les saillies rocheuses jusqu’à parvenir à la hauteur du monstre. Sans aucun égard pour sa propre vie et sans qu’on lui ait donné aucun ordre, le fauve avait chargé droit sur le pêcheur d’Outreterre, le délogeant de son perchoir. Le monstre, uniquement préoccupé de sa propre sécurité, avait tenté de s’enfuir à toute allure, mais Guenhwyvar, vindicative, s’était jetée sur lui comme pour le punir d’avoir attaqué Drizzt.

Le drow et la panthère savaient tous les deux depuis ce jour-là qu’ils étaient destinés à faire leur route ensemble. Pourtant, le fauve n’avait aucun moyen de désobéir à la volonté de son maître, et Drizzt pas le moindre droit de revendiquer la figurine que possédait Masoj, d’autant plus que la Maison Hun’ett était bien plus puissante que sa propre famille dans la stricte hiérarchie du monde souterrain.

C’est ainsi que le drow et le félin poursuivirent leurs relations épisodiques de compagnons distants.

Peu après, cependant, se produisit un incident que Drizzt ne put ignorer. Masoj emmenait souvent Guenhwyvar dans ses raids, que ce soit contre des Maisons drows ennemies ou contre d’autres habitants du monde souterrain. Le fauve suivait normalement ses ordres avec efficacité, enchanté d’assister son maître au combat – mais, lors d’un raid en particulier (contre un clan de svirfnebelins, de modestes gnomes, mineurs des profondeurs, qui avaient l’infortune de partager leur habitat avec les drows), la méchanceté de Masoj était allée trop loin.

Après la première attaque portée contre le clan, les gnomes survivants s’étaient éparpillés dans le dédale des couloirs de leurs mines. Le raid avait été couronné de succès : les trésors recherchés avaient été récoltés et les gnomes avaient été défaits. De toute évidence, ils étaient incapables de poser encore le moindre problème au drow. Mais Masoj voulait plus de sang.

Il utilisa Guenhwyvar, la chasseresse fière et majestueuse, comme son instrument meurtrier. Il envoya le fauve à la poursuite des gnomes en fuite, un par un, jusqu’à ce qu’ils soient tous exterminés.

Drizzt et plusieurs autres drows assistèrent au spectacle. Les autres, dans leur habituelle vilenie, apprécièrent pleinement le divertissement, mais Drizzt en fut profondément dégoûté. De plus, il discerna l’humiliation douloureusement gravée sur les traits fiers du fauve. Guenhwyvar était une chasseresse, pas un assassin, et l’utiliser en tant que tel était scandaleusement dégradant, sans parler des horreurs que Masoj infligeait à ces gnomes innocents.

C’était en fin de compte le dernier d’une longue liste d’outrages que Drizzt ne pouvait plus supporter. Il avait toujours su qu’il était différent de sa race, en bien des points, bien qu’il ait craint plusieurs fois de se révéler bien plus proche d’eux qu’il le croyait. Pourtant, il faisait rarement preuve d’insensibilité, considérant que la mort d’un être avait de l’importance, bien plus que le simple sport quelle représentait aux yeux de l’écrasante majorité des drows. Il n’avait pas d’appellation pour désigner ce trait de caractère, car il n’avait jamais trouvé aucun terme y faisant référence dans la langue des drows, mais pour les habitants de la surface qui en viendraient à connaître Drizzt, cela s’appelait conscience.

Un jour de cette même dizaine, Drizzt réussit à se retrouver seul avec Masoj en dehors des terres surpeuplées de Menzoberranzan. Il savait qu’il n’y aurait pas de retour en arrière une fois que le coup fatal aurait été porté, mais il n’hésita même pas, glissant son cimeterre entre les côtes de sa victime prise au dépourvu. C’était la première fois de sa vie qu’il tuait l’un des membres de sa race, un acte qui l’avait totalement dégoûté malgré l’opinion qu’il avait de ses semblables.

Il avait ensuite pris la figurine et s’était enfui. Sa seule intention était de faire sa demeure de l’une des innombrables cavités obscures du monde souterrain, mais il avait fini par se retrouver à la surface. Et là, rejeté et persécuté ville après ville dans les régions peuplées du sud à cause de ses origines, il avait dirigé ses pas vers la frontière sauvage des Dix-Cités, un creuset de renégats, le dernier avant-poste de l’humanité, où il était au moins toléré.

Peu lui importait que, même en cet endroit, presque tous cherchaient à l’éviter. Il avait trouvé l’amitié du halfelin, des nains, et de la fille adoptive de Bruenor, Catti-Brie.

Et il avait Guenhwyvar à ses côtés.

Il caressa de nouveau le cou musclé du grand fauve et quitta le Plateau de Bremen pour trouver un coin obscur où il pourrait se reposer avant la bataille.

L'Éclat de Cristal
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